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De meilleures chances d’emploi pour Yelena et Hakan

Même s’ils ne sont pas toujours conscients, les préjugés jouent souvent un rôle dans le recrutement. Des efforts sont maintenant faits pour réduire les discriminations.

Sous quel nom préféreriez-vous postuler pour un emploi: Camille Dubois ou Yelena Kovic? Et qu’en est-il si la photo du CV révèle de l’acné, des rides, une grosse cicatrice ou encore une couleur de peau foncée? Les craintes que de telles caractéristiques vous désavantagent dès le départ malgré d’excellentes qualifications sont justifiées.

«Nous avons tendance à classifier très vite», dit Michael Siegenthaler, spécialiste du marché du travail à l’institut de recherches conjoncturelles KOF de l’ETH Zurich. Certes, dans la préhistoire, une évaluation rapide des autres apportait un avantage biologique. Mais aujourd’hui, c’est souvent déplacé. Et dans ce pays où de nombreuses personnes ont des racines étrangères, cela conduit souvent à des discriminations. Elles peuvent même toucher des candidat-e-s qui ont par exemple trois bonnes années d’expérience de plus que leurs concurrent-e-s suisses.

«Ces discriminations peuvent aussi être inconscientes», souligne Michael Siegenthaler. «Même des responsables du personnel en principe soucieux de l’égalité des chances se laissent parfois influencer par les stéréotypes.» Parmi les éléments défavorables figurent en particulier le fait d’être issu de la migration ou d’avoir une apparence étrangère - notamment en raison de sa couleur de peau -, un âge avancé, un genre peu courant pour l’emploi en question, les handicaps, l’homosexualité ou encore des caractéristiques physiques hors normes telles qu’un fort surpoids.

Moins de demandes pour les noms étrangers

Ces corrélations ont été mises en évidence dans différentes études. En 2021, des scientifiques de l’Université de Neuchâtel ont créé des dossiers de candidature fictifs qui ne se différenciaient que par la nationalité des candidat-e-s et les ont soumis en réponse à 800 offres d’emploi dans quatre professions. Ils ont ainsi pu montrer que les personnes ayant des noms étrangers devaient envoyer environ 30% de postulations de plus que les autres pour être invitées à un entretien. Et ce taux montait à 40% pour les noms typiquement kosovars par rapport à ce que devaient faire madame Nussbaum ou monsieur Jobin.

Une autre étude, à laquelle Michael Siegenthaler a lui-même participé, a été publiée en janvier 2021. Les trois scientifiques de l’ETH ont pu évaluer 450 000 recherches effectuées par des entreprises ou des agences de placement sur la plateforme Job-Room gérée par la Confédération. Ce portail réunit les profils de quelque 150’000 personnes à la recherche d’un emploi. Il est apparu qu’avec des compétences équivalentes, les demandes de contact pour les candidat-e-s d’origine étrangère étaient inférieures de 6,5% par rapport à celles reçues par les Suisses et les Suissesses. Les chances diminuaient même de 19% pour les personnes originaires des Balkans, d’Afrique ou d’Asie. Cette étude a permis un autre constat instructif: les discriminations étaient plus importantes autour de midi et en fin de journée. Michael Siegenthaler l’explique par une baisse de la concentration des recruteurs et recruteuses. «Quand nous avons faim et nous sommes fatigué-e-s, nous avons tendance à prendre des décisions plus instinctives. Ce qui confère plus de poids aux préjugés sous-jacents.»

Les pays anglo-saxons sont en avance

Alors que dans les pays anglo-saxons les photos de candidature et certaines informations sont maintenant devenues l’exception, un dossier sans photo donne toujours en Suisse l’impression d’être incomplet. Toutefois, des entreprises de dimension internationale renoncent en partie à demander une photo avec le CV et des informations personnelles telles que l’âge, la situation familiale et le nombre d’enfants. Elles s’efforcent d’assurer une procédure de recrutement équitable pour l’ensemble des candidat-e-s en vérifiant les offres d’emploi avec un logiciel spécifique. Ce programme assure la neutralité de genre des annonces afin qu’elles s’adressent aux personnes intéressées indépendamment de leur sexe.

Pressions politiques

Ces derniers temps, les milieux politiques ont multiplié les interventions pour assurer au moins dans le secteur public l’égalité des chances en ce domaine. En été 2020, les députés PS, Verts et Vert’libéraux du Grand conseil zurichois ont exigé dans une motion que toutes les informations d’état civil soient dissimulées dans la première phase du processus de recrutement pour les emplois de l’administration cantonale. Des logiciels éprouvés permettent d’assurer cette anonymisation sans surplus de travail excessif. Le Conseil d’État a toutefois rejeté cette proposition.

Jusqu’à présent, seul le département de la justice a osé se lancer dans un projet pilote en ce sens: il mène depuis 2018 des tests avec des évaluations en ligne qui permettent de jeter un regard impartial sur les compétences des candidat-e-s. Dans certains cas, des collaborateurs ou collaboratrices qui ne sont pas impliquées dans le processus de sélection anonymisent aussi les postulations de manière à dissimuler le sexe, l’âge, la nationalité et la photo. «Nous n’en sommes qu’au commencement», dit le porte-parole du département Benjamin Tommer. Le département prévoit maintenant d’acquérir un instrument d’automatisation.

Au début de l’année 2021, ce thème a également été abordé au parlement de la ville de Zurich. Les deux personnes à l’origine de l’intervention, Isabel Garcia et Përparim Avdili, ont elles-mêmes fait l’expérience de ce problème. Përparim Avdili indique que, pour trouver une place d’apprentissage, il avait dû faire plus de postulations que des élèves de même niveau ayant un nom suisse. Ce politicien PLR occupe maintenant une position dirigeante dans le domaine financier et participe lui-même à certains engagements. «Je constate que même des personnes très ouvertes et tolérantes prennent inconsciemment des décisions basées sur des préjugés», dit le député communal. «Ce n’est certainement pas par malveillance», dit-il avant d’ajouter que: «Bien que je sois très fortement sensibilisé à cette question, je ne peux pas exclure que cela puisse également m’arriver.»

Difficile de dissimuler son âge

L’effet de l’anonymisation des procédures de candidature est cependant moins bien connu que l’importance des discriminations. Une des rares études sur le sujet a porté sur la représentation des sexes dans les orchestres symphoniques aux États-Unis. Alors que dans les années 1960 et 1970 ces formations comprenaient essentiellement des hommes, ce sont aujourd’hui en grande partie des femmes qui jouent les instruments à cordes. Ce changement est en partie dû au fait que les candidat-e-s ont commencé à jouer derrière un rideau lors des auditions. Ce qui a également conduit à une amélioration du son des orchestres parce que ce moyen d’éviter les préjugés visuels a aussi permis d’engager plus fréquemment les meilleur-e-s musiciens et musiciennes.

Dans certains domaines toutefois, une anonymisation complète n’est pas possible, par exemple pour les personnes d’un âge avancé – ce qui représente souvent un désavantage important. Même s’il n’y a pas de photo, le CV indique à quand remonte la formation et les différents emplois occupés jusqu’à présent.

Les contacts directs contre les préjugés

Toutefois il suffit que dans une première phase ce genre d’informations soient moins accessibles pour accroître les chances des groupes défavorisés, souligne le spécialiste du marché de travail Michael Siegenthaler. «Dès le moment où quelqu’un peut se présenter personnellement, certaines réticences infondées disparaissent.» Il est par exemple apparu qu’Yelena Kovic parlait le suisse-allemand sans accent ou que Hakan Yörük avait l’air intelligent et sympathique.

Mais que recommande cet économiste aux personnes issues de la migration ou d'autres catégories défavorisées? Renoncer tout simplement à une photo n’est pas une bonne idée, dit-il. «Cela va à l’encontre des normes et pourrait donner l’impression qu’on veut dissimuler quelque chose.» Une solution envisageable est d’ajouter une vidéo de candidature dans laquelle on montre qu’on parle bien la langue de la région et où l’on peut se présenter sous son meilleur côté.

Michael Siegenthaler espère que le secteur public et les associations professionnelles iront prochainement de l’avant dans ce domaine et est convaincu que cela sera bénéfique aussi bien pour les employeurs que pour l’ensemble de la société. «Dans la situation actuelle, des personnes non qualifiées sont souvent préférées à d’autres qui seraient plus adéquates. Il nous faut tirer un meilleur parti des talents.»

Première publication en allemand: 11.3.2021 Actualisation: 25.10.2022

Première publication en français: 4.11.2022

Autrice

  • Andrea Söldi

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